Il est à peine quatorze heures lorsque je franchis la barrière du bâtiment qui, jadis, abritait le prestigieux lycée Marie-Jeanne. Ce lieu de savoir, autrefois sanctuaire de l’instruction et de la jeunesse, s’est mué en camp de fortune, refuge précaire pour des centaines de familles arrachées à leurs foyers par la fureur des groupes armés. La misère y est dense, presque palpable, et le désarroi, omniprésent.
À peine la barrière franchie, la promiscuité se révèle comme une gifle à la conscience. Des draps suspendus au soleil, tels des étendards de survie, dessinent un décor improvisé dans ce qui fut l’un des établissements les plus renommés du pays. Dans ce labyrinthe de détresse, les exilés ont érigé de fragiles échoppes, comme pour résister par l’économie de survie au poids écrasant de la fatalité. À l’entrée, une marchande de charbon discute âprement avec un client, tandis qu’en face, une manucure, repliée dans une étroite cabane, tente de sauver un brin de dignité à coups de pinceaux et de vernis.
Au cœur de la cour, l’activité bruisse malgré tout. C’est ici que convergent les maigres échanges commerciaux, ici aussi que s’inventent de fugaces échappatoires au désespoir. Des vendeurs, assis près de leurs marchandises, bavardent distraitement, à quelques pas d’une femme qui ajuste une chaudière de riz sur son réchaud, tout en grondant des enfants joueurs pour qu’ils ne se blessent point. Plus loin, de jeunes garçons se regroupent, laissant échapper des rythmes juvéniles qui résonnent comme un souffle de défi face à l’oppression de leur condition.
Mais à chaque détour, la détresse reprend ses droits. Près de l’entrée du premier étage, il faut contourner une mare d’eau croupissante trace laissée par une femme contrainte de se laver à découvert, sous le regard de tous. Au pied de l’escalier, un autre groupe discute religion, dans une atmosphère saturée de l’odeur persistante de marijuana. Les marches elles-mêmes, détournées de leur usage, sont devenues des refuges improvisés : familles entières y ont installé leur couche, usant d’ingéniosité et d’instinct de survie pour niveler l’espace. Le balcon, quant à lui, se transforme en couloir de jour et en dortoir de nuit, comme le confie une sexagénaire au visage raviné par le désarroi.
À l’intérieur des anciennes salles de classe, la promiscuité atteint son paroxysme. Des familles s’entassent dans des pièces étroites, où les draps servent de frontières illusoires. Trente-deux familles se partagent huit mètres carrés : un univers de privations où l’intimité se dissout, où l’hygiène des enfants et la dignité des femmes se consument dans la résignation. « Pour préserver un semblant d’intimité, nous attendons la nuit ou nous levons à l’aube pour nous laver », confie Michnaïdine Réjouis, autrefois résidente de l’avenue Magloire Ambroise. Et comme si la misère devait se monnayer, chaque besoin physiologique se paie : vingt-cinq gourdes la fois, une somme que bien souvent, les réfugiés ne peuvent offrir.
Depuis deux ans que ce camp existe, aucune main étatique n’est venue se tendre. Pas une seule visite officielle, pas même un geste symbolique. Steeve Fleuran Fils, responsable du site, l’affirme avec amertume : « Tout ce que nous désirons, c’est retourner chez nous. Tant bien que mal, nous pourrions dormir sans attendre que cesse la pluie pour tendre un lit, comme nous y sommes réduits ici. »
À quelques minutes seulement de la Villa d’Accueil, ces familles déracinées vivent un exil intérieur, oubliées par ceux qui devraient incarner la protection et le bien-être. Tandis que les promesses gouvernementales se succèdent en pluie de paroles, elles, continuent de survivre dans une réalité de boue et de désespoir. Leur quotidien, inhumain, interroge la conscience nationale : combien de temps encore devront-elles attendre avant que la dignité leur soit rendue ?
Dieunel Bellegarde





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